L'excision
0
L'excision
culturelle
L
Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492.
Neil Armstrong a marché sur la Lune en 1969.
Helen O’Connell a (re)découvert le clitoris en 1998.
© SOPHIA WALLACE
On trouve les premières descriptions des organes sexuels féminins au IIè siècle par Soranos d’Éphèse et Galien, médecins grecs. Tous deux parlent de « nymphè », mais, « pour Galien le clitoris n’existe pas indépendamment des petites lèvres », explique Sylvie Chaperon, historienne spécialiste du féminisme et de la sexologie. Ce qu’il nomme nymphé se compose des petites lèvres et du clitoris, et n’est pas forcément associé au plaisir. « Il compare cet organe à la luette », précise l'historienne, « qui pendouille dans la gorge, et l’interprète comme protection contre le froid, l’air rentrant ».
Cependant, « les médecins de l’Antiquité comme ceux du Moyen Âge reconnaissent le plaisir sexuel féminin », observe Sylvie Chaperon. En effet, la théorie de l'époque veut que la femme émette un liquide similaire au sperme lorsqu’elle a un orgasme. Plus les femmes avaient de plaisir, plus elles avaient de chances de tomber enceinte. Tout ce qui permet le plaisir féminin est donc vivement encouragé. De la même façon, le massage génital - soit l’ancêtre de la masturbation - sera conseillé par les médecins de l’Antiquité jusqu’au Moyen-Age pour soigner diverses maladies féminines, dont l’hystérie.
Antiquité :
un certain désintérêt
«
Il y a une sorte de chape de plomb qui tombe dès l’enfance sur le clitoris »
Il y a une sorte de chape de plomb qui tombe dès l’enfance sur le clitoris »
Damien Mascret
25 av.JC - 25 ap.JC IIè siècle II-IIIè siècle VIè siècle
Première mention connue de l’excision, en Égypte
Soranos d’Ephèse décrit les organes génitaux féminins et distingue le clitoris qu’il appelle la nymphe : « cette petite formation charnue se dissimule sous les lèvres comme les jeunes mariées sous leur voile »
Galien décrit la nymphè
Aétios d’Amida décrit l’excision pratiquée par les égyptiens : « que la fille prenne place sur le siège, et qu’un jeune homme vigoureux, placé derrière, passe ses avant-bras sous les jarrets de la patiente et maintienne solidement ses jambes et l’ensemble de son corps ; le chirurgien, debout en face, prend la nymphe avec une petite pince à mâchoires larges tenue de la main gauche, l’étire, et, de la main droite, la coupe au ras des griffes de la pince »
Renaissance :
Age d'or de l'anatomie... Et du clitoris
Au sortir du Moyen Age, on ne connaît donc pas bien le clitoris ni son rôle dans le plaisir féminin. En fait, on ne s’y intéresse pas vraiment. Mais la Renaissance va venir changer tout cela. Les anatomistes de « l’âge d’or de l’anatomie » ont largement recours à la dissection, ce qui améliore considérablement la connaissance du corps humain.
Si Christophe Colomb découvre l’Amérique en 1492, c’est Realdo Colombo qui aurait en premier fait la lumière sur la partie immergée du clitoris en 1559. L’anatomiste ne s’arrête pas là. Il habilite l’organe comme « siège du plaisir de la femme », découvre l’érection clitoridienne et montre les similitudes entre clitoris et pénis : « si vous le touchez, vous le verrez devenir un peu plus dur et oblong au point qu’on dirait alors un genre de membre viril » , décrit-il. Gabriel Fallope (des trompes de Fallope) baptisera ensuite l’organe « kleitoris » en 1561, reprenant le terme de Rufus d’Ephèse, collègue de Soranos.
1552 1559 1561 1676 1672 1677 1687
Premières planches anatomiques du clitoris représenté avec ses deux piliers par Bartolomeo Eustachi
Realdo Colombo découvre la partie interne du clitoris
Gabriel Fallope baptise le clitoris
François Mauriceau est le premier médecin français qui reconnaît avoir
De Graaf découvre les follicules ovariens, mais on ne connaît pas encore leur rôle exact
Leeuvenhoeck découvre les spermatozoïdes. Le sperme est vivant !
Nicolas Venette écrit le premier "guide" destiné aux couples et non pas aux médecins. Le savoir autour du clitoris se diffuse parmi le grand public.
XVIIè siècle
De grands anatomistes comme Thomas Bartholin, Reigner de Graaf ou Jean Riolan imposent la dénomination du clitoris et sa conception en tant qu’organe du plaisir.
Du XVIIIè au XIXè siècle :
La lente descente aux Enfers du clitoris
L’idée que le clitoris est « trône de la volupté et des plaisirs de la femme », comme le surnomme le médecin sexologue Nicolas Venette, s’impose durablement. Le règne du clitoris est sans partage jusqu’aux années 1880. Cependant, la science progresse, et l’idée qu'il est nécessaire à la procréation recule… Premier signe de ce désamour : la guerre contre la masturbation, amorcée par la découverte des spermatozoïdes en 1677. Le XVIIIe siècle s’enfonce ensuite dans la lutte contre l’onanisme – synonyme de masturbation à l’époque. Le terme vient d’Onan, personnage biblique dont la Genèse raconte le péché : son frère aîné meurt brutalement, laissant sa femme veuve et sans enfant. Le père de famille, Juda, ordonne alors à Onan de prendre le relais. Mais Onan refuse de mettre la femme de son frère enceinte. Alors, à choisir, il « répand sa semence sur le sol », nous indique la Genèse. Crime ! Meurtre ! Les spermatozoïdes, petits êtres vivants, tués si brutalement…
Samuel Tissot, médecin suisse, fait ensuite de la masturbation la responsable de tous les maux : elle rend sourd, épileptique, hystérique, et autres joyeusetés. C’est la découverte du processus de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde qui sonnera définitivement le glas pour le clitoris : il est décrété inutile pour la procréation et perd donc tout intérêt.
1712 1760 1793 1827 1876 1881 1886
Freud :
Ennemi numéro 1 du clitoris
Le clitoris devient alors la cible de toutes les attaques. Des médecins remettent en cause sa toute puissance et tentent de réhabiliter le vagin comme source première de plaisir. L’un d’entre eux y arrivera avec brio : Sigmund Freud. Selon le bon docteur, l’orgasme clitoridien est celui de la fillette. La femme mature doit orgasmer par le vagin, et si elle n’y arrive pas c’est qu’elle souffre de frigidité.
En fait, la femme est jalouse du pénis de l’homme, car son organe à elle, son clitoris, est bien inférieure au membre masculin. Pour Freud, la petite fille « remarque le grand pénis bien visible d’un frère ou d’un camarade de jeu, le reconnaît tout de suite comme la réplique supérieure de son propre petit organe caché et dès lors elle est victime de l’envie du pénis », décrit-il. « Humiliée », « dégoûtée », la petite fille doit abandonner son clitoris pour se tourner vers son vagin et par là, « sur de nouvelles voies qui conduisent au développement de la féminité ».
Oskar Hertwig observe la
pénétration du
Découverte de l’ovule
Marie Antoinette est condamnée à mort, entre autres pour avoir appris l’onanisme à son fils
Samuel Tissot, médecin suisse, publie L’Onanisme, essai sur les maladies produites par la masturbation
A Londres, un camelot publie Onania, premier écrit connu contre la masturbation
pratiqué l’excision. L’opération arrive en Europe.
de la zone érogène de la
Le psychiatre Von Krafft-Ebing parle
femme vierge : le clitoris, et de celle de la femme déflorée : le vagin
spermatozoïde dans l’ovule : la
fécondation. Le couperet tombe : le plaisir féminin n’intervient pas dans la procréation.
"toute puissance" du clitoris et réhabilite le vagin comme source de plaisir
Pierre Garnier, médecin français, s’insurge contre la
La fin de l'omerta ?
C’est le début de la fin de l’omerta clitoridienne. Aujourd’hui, les médias se saisissent de plus en plus du sujet. « C’est devenu un sujet tendance », remarque Julie Muret, porte-parole d’Osez le féminisme à l’époque de leur campagne Osez le clito ! (2011). « C’est le sujet qui a le plus marqué d’Osez le Féminisme », ajoute-t-elle. Cependant, s’il est vrai qu’il existe un engouement, « est-ce qu’il pénètre les esprits, à l'intérieur des couples ? », se demande la militante. « Je n’en suis pas sûre. (...) On reste sur une sphère très superficielle de la société : c’est Causette, c’est des artistes américaines ».
C’est justement en consultant son exemplaire du Gray’s Anatomy qu’Helen O’Connell, urologue australienne, se rend compte que quelque chose cloche. « On n ‘y trouvait pas la moindre description du clitoris en lui-même alors qu’il comportait tout un chapitre sur le mécanisme de l’érection », confie-t-elle dans le documentaire Le Clitoris, ce cher inconnu. Alors elle dissèque plusieurs cadavres de femmes et redécouvre la structure profonde du clitoris. Non, il ne se réduit pas au fameux « bouton », mais il mesure environ 10 cm ! Son article, paru en 1998, fait du bruit dans la communauté médicale.
Clitoris en 3D réalisé grâce au modèle d'Odile Fillod.
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1922.
Sigmund Freud, La Question de l’analyse profane, 1926.
Nathalie Angier, Femme ! De la biologie à la psychologie, la féminité dans tous ses états, 2000.
Annie Sautivet, Etat des lieux des connaissances, représentations et pratiques sexuelles des jeunes adolescents, 2009.
Damien Mascret
et Maïa Mazaurette,
La Revanche du Clitoris,
2008.
Rosemonde Pujol,
Petit manuel de
clitologie, 2007.
Le clitoris n’est peut-être pas l’Amérique, mais « la vie sexuelle de la femme adulte est encore un continent noir pour la psychologie » se lamentait déjà Freud en 1926. Ah la femme, cet être à la sexualité si mystérieuse, sombre et dangereuse… Nos connaissances sur le sujet sont pour le moins « insatisfaisantes, vagues et incomplètes » remarquait le père de la psychanalyse.
Le clitoris est bien plus petit que la Lune, mais il a pourtant été bien moins cartographié. La sexualité féminine est-elle moins mystérieuse aujourd’hui qu’en 1925 ? Pas sûr. En 1999, Nathalie Angier, journaliste au New York Times, cherche successivement les termes « clitoris » et « penis » dans le moteur de recherche scientifique Pubmed. Résultats : le mot « clitoris » apparaît dans une trentaine d’articles scientifiques entre 1995 et 1999. Et « penis » ? environ 1800 fois. Si l’on fait la même recherche aujourd’hui, même ratio : « clitoris » apparaît 372 fois entre 2014 et 2018, contre 5657 fois pour l'organe masculin.
Clitoris ? Clit, clito quoi ? Faites le test : le mot est une formule magique. Il fait sourire à tous les coups. Souvent de façon un peu gênée, parfois avec un franc rire, et plus rarement, heureusement, avec la plus totale incompréhension. Encore aujourd’hui, le clitoris est un célèbre inconnu. On connaît le terme, mais sait-on vraiment ce qu’il désigne ? A la rentrée 2017, la structure profonde du clitoris n’apparaît que dans un manuel scolaire de SVT sur huit. Les autres le désignent par un petit point, ou ne le mentionnent pas du tout. Dans son mémoire de sexologie, Annie Sautivet trouve que seulement 5 % des filles de 13 ans du collège où elle enseigne sont capables de dessiner et de nommer le clitoris.
Le clitoris et l’orgasme clitoridien deviennent tabou, car signe de dysfonction sexuelle, de pathologie. Être incapable d’orgasme vaginal est une maladie. Une sacrée prouesse que Freud réussit la, quand on sait que seule une femme sur 5 parvient à un orgasme lors d’une pénétration vaginale, sans stimulation du clitoris, selon une étude menée par la chercheuse américaine Debby Herbenick… Il convainc 4 femmes sur 5 qu’elles ne sont pas normales !
La chape de plomb est posée, et elle va rester. Le clitoris, présent dans la première édition du Gray’s Anatomy - ouvrage de référence en anatomie - en 1848 disparaît peu à peu. En 1918, il est toujours là, comme le remarque le sexologue Jean-Claude Piquard dans son livre La Fabuleuse Histoire du Clitoris. En 1936, il n’est plus étiqueté. En 1948, il disparaît du schéma des organes reproducteurs féminins, et sa description est réduite à quelques lignes.
Quand il n’est pas brutalement coupé lors des excisions, le clitoris est ignoré, censuré. Cette loi du silence, cette omerta clitoridienne, a tout d’une excision, non pas physique mais culturelle. « C’est la façon qu’on a de minimiser l’importance du clitoris », explique Damien Mascret, journaliste et médecin sexologue, co-auteur de La Revanche du Clitoris. « Il y a une sorte de chape de plomb qui tombe dès l’enfance sur le clitoris ».
Ainsi nous serions presque toutes, avec ou sans clitoris, des excisées, « car le couteau pour l’une, les interdits pour l’autre l’ont aboli pour la même raison : il est improductif », affirme Rosemonde Pujol dans son Petit manuel de clitologie. Une excision culturelle « comparable au délit de « privation de jouissance sans intention de nuire » » selon la journaliste, voire d' « abstention délibérée d’information » comme le prévoit l’article 1383 du Code Civil. « Des victimes muettes avec des témoins muets : le délit parfait », conclut-elle.
A propos
A propos
Scrollez vers le bas
«
Cliquez sur les mots
surlignés pour plus d'informations
Cliquez sur les mots
surlignés pour plus d'informations
L'excision culturelle
Le clito sexuel
L'éducation clitoridienne